16 juin 2014 Yohann

Usage intensif du digital et risques psychosociaux chez les cadres

Usages intensifs du digital

Aujourd’hui, nous nous intéressons à la thèse de Cindy Felio, psychologue du travail et jeune chercheuse en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) à l’Université Bordeaux Montaigne. Elle a réalisé une étude qualitative longitudinale ayant pour titre : « Pratiques communicationnelles des cadres : usage intensif et enjeux psychosociaux ».

Cette étude poursuit un triple objectif : « expliciter les usages du quotidien des cadres en termes de TIC », définir « les risques psychosociaux potentiellement associés à un usage professionnel des TIC » et « identifier les possibles stratégies de faire-face » (Felio, 2011).

Nous avons eu l’occasion d’interviewer Cindy Felio. En voici les propos :

Pourquoi avez-vous choisi cette thématique de thèse ?

Lorsque j’ai pris connaissance d’un appel à candidature pour une thèse associée à un programme de recherche ANR sur le thème des TIC et des risques psychosociaux, je m’y suis d’emblée projetée. Psychologue du travail de formation et vivement intéressée par les innovations techniques, l’idée de m’investir dans ce projet m’est apparue comme une évidence ! D’une part parce que la thématique des risques psychosociaux est sans cesse actualisée, eu égard à sa complexité et sa dimension multifactorielle, et d’autre part, parce que la question des usages numériques dans la sphère professionnelle est profondément contemporaine. La catégorie des cadres semble la plus exposée à cette reconfiguration du travail puisqu’elle est la plus équipée en dispositifs communicationnels par les directions d’entreprise (notamment en Smartphones, ordinateurs portables et connexion sécurisée au réseau de l’entreprise).

Quelle méthodologie avez-vous utilisée dans votre étude ?

Mon objectif consistait à comprendre comment les cadres vivent et se comportent avec ces technologies, et comment ils les pensent. C’est pourquoi j’ai opté pour une méthodologie qualitative qui offrait l’opportunité d’appréhender leur propre vécu. Pour ce faire, j’ai réalisé des entretiens de type « récit de vie » pour connaître et analyser leur histoire avec ces dispositifs. Je me suis notamment intéressée aux événements marquants (positifs comme négatifs) jalonnant leur parcours d’usagers des TIC, en mettant en œuvre la technique des incidents critiques (Flanagan, 1954) ; une méthode qui fête ses 60 ans cette année et que j’ai eu plaisir à actualiser (Felio, 2013, pp. 219-225) ! Ainsi, je me suis entretenue individuellement avec 62 cadres exerçant leurs fonctions en Aquitaine, interview réitérée un an plus tard pour identifier de possibles changements d’usages, de comportements et d’attitudes face aux TIC. En questionnant cet intervalle d’une année séparant les deux entretiens, je me suis aussi intéressée à leur vécu de « sujets d’étude » : puisque les usages numériques sont peu discutés dans les organisations, comment les cadres de l’échantillon ont-ils vécu cette expérience de mise en mots de leurs pratiques dans le cadre d’une recherche en sciences humaines ?

Quels sont les risques psychosociaux engendrés par l’utilisation du digital dans un cadre professionnel ?

Tout d’abord, il est important de souligner que le lien TIC / risques psychosociaux n’est pas linéaire et ne correspond pas à un modèle de cause à effet. Si c’était le cas, nous tomberions dans l’écueil du déterminisme technique. Bien sûr, la technologie n’est pas neutre : sa conception, son design, le contexte politique et socio-économique dans lesquels elle s’insère sont porteurs de règles de fonctionnement, d’une symbolique et d’une idéologie particulières. En revanche, l’appropriation des dispositifs par les individus leur permet d’orienter leurs usages tout en offrant des potentialités de développer leur propre créativité.

Les résultats de mes analyses donnent à penser les usages du digital en tant que médiateurs de risques psychosociaux au travail

Pour répondre précisément à votre question, les résultats de mes analyses donnent à penser les usages du digital en tant que médiateurs de risques psychosociaux au travail. Autrement dit, les problématiques organisationnelles, collectives et individuelles seraient relayées par l’usage professionnel des TIC. Les usages du digital joueraient donc le rôle de médiateurs de risques psychosociaux. Dans ce sens, la reconfiguration du travail des cadres consiste en une intensification (surcharge et complexité du travail) et une densification du travail (porosité entre les sphères professionnelle et privée, instantanéité des échanges), associée également à un bouleversement de leur identité professionnelle (autonomie, visibilité et traçabilité). La conduite d’activité aussi bien que l’exercice de leurs fonctions managériales connaissent une mutation, notamment du fait de l’accélération des temporalités. Le sentiment de surcharge informationnelle (liée en particulier au mail), est un exemple de risque médié par les usages numériques : avant toute chose, la source du problème serait, d’après mon travail de thèse, à chercher du côté de l’organisation du travail (horaires de travail, coordination, répartition des activités) plutôt que de remettre en cause le dispositif (à savoir courrier électronique). La tendance aux chartes de « bonne utilisation du mail » est bien souvent décriée par les salariés pour leur côté « décontextualisé » de l’activité, et perçues comme une forme de déresponsabilisation de l’entreprise face aux problématiques « réelles » qu’ils expérimentent dans leur quotidien…

Quelles sont les stratégies de faire-face aux risques psychosociaux que vous avez pu identifier ?

Pour ne pas me contenter d’une vision strictement pathogène du lien entre digitalisation de l’activité et santé au travail, je me suis intéressée à l’existence potentielle de ressources (équipement, organisation du travail, compétences, mais aussi ressources psychiques) permettant aux cadres de faire-face aux effets non désirés de l’usage des TIC. Les sujets que j’ai rencontrés ne demeurent pas passifs lorsqu’ils se confrontent aux risques médiés par le numérique : l’usage des technologies, en lui-même, constitue une véritable ressource. En pensant leurs pratiques, ils cherchent à contourner les problématiques pour atténuer leurs effets, voire parfois à les transformer en pratiques de réussite.

Les stratégies des cadres interviewés relèvent plus de la connexion maîtrisée que de la déconnexion totale.

L’ouverture permanente sur leur sphère professionnelle, permise par les dispositifs mobiles, est utilisée stratégiquement pour assurer une continuité, ne pas perdre le fil de leur activité, atténuer l’angoisse du retour au travail après une période de congé… Le temps et la place des TIC sont définis précisément et souvent négociés avec leurs proches : ils cherchent à contrôler les sollicitations dont ils peuvent faire l’objet et à concevoir le puzzle de leurs temporalités au gré de leurs besoins. Ils n’hésitent pas non plus à opter pour une véritable déconnexion lorsqu’ils cherchent à se ressourcer dans des loisirs et à se consacrer pleinement à leurs proches. D’ailleurs, je rapproche la figure du cadre contemporain à celle des Digital Detox (Dagobert, 2013) : ils semblent vivre la connexion comme la déconnexion de manière sereine, et leur attitude à l’égard des technologies s’explique par l’épaisseur de leur expérience. Car, en effet, les stratégies explicitées au temps des entretiens que j’ai menés ne sont pas apparues ex-nihilo : elles s’expliquent par le vécu d’événements marquants, parfois relatifs à des épisodes de souffrance (burnout, alerte cardiaque, conflits conjugaux et familiaux), qui ont conduit les sujets, entre autres questionnements existentiels, à redéfinir leurs usages professionnels des TIC.

Quelles sont vos préconisations quant à la difficulté de conciliation entre travail et hors-travail ?

Il s’agit d’un facteur classique de risque psychosocial qui est particulièrement exacerbé par le nomadisme technique. Décontextualisé de l’activité, de l’organisation et du vécu des individus au travail dans une entreprise particulière, il est bien difficile de définir des préconisations pertinentes pour pallier ce risque…

Cependant, j’inviterais en premier lieu à considérer les problématiques relatives au temps de travail d’un point de vue organisationnel : questionner par exemple la récurrence du travail en débordement au sein d’une équipe, conduisant les salariés à ramener du travail au domicile familial, le soir, le week-end et pendant les vacances. Cela nécessiterait une redéfinition et une réorganisation des tâches, voire l’identification d’un besoin en personnel.

D’autre part, un aspect plus sournois et d’ordre idéologique peut expliquer ce facteur. Lorsque l’on est équipé en technologies mobiles par son employeur, une forme d’injonction à rester joignable et connecté en permanence avec son entreprise peut pressuriser les salariés. Ainsi, des formes de culpabilité à l’idée de se déconnecter peuvent apparaître. Remédier à cette absence de prescription organisationnelle des usages constituerait ici une démarche essentielle : l’entreprise doit assurer une communication claire sur ce qui est attendu des salariés équipés de TIC mobiles.

Je conseillerais aux individus souffrants des stimuli excessifs émanant de leurs Smartphones professionnels dans le cadre de leur vie privée, d’expérimenter des stratégies de filtrage des appels, voire de s’octroyer un sas temporel de déconnexion de quelques heures…

Et puis, de manière plus légère, je conseillerais aux individus souffrants des stimuli excessifs émanant de leurs Smartphones professionnels dans le cadre de leur vie privée, d’expérimenter des stratégies de filtrage des appels, voire de s’octroyer un sas temporel de déconnexion de quelques heures… Ainsi se rendraient-ils compte que, toute problématique psychosociale écartée par ailleurs, rien de rationnel n’explique ce comportement d’hyperconnexion ! Ou peut-être est-ce pour se rassurer ? Pour affirmer sa position ? Pour être reconnu ? Parce qu’en effet, les TIC représentent un lieu où s’éprouve le travail (Felio, 2013) : l’utilisation de ces médias, fortement individualisante, implique le sujet dans sa globalité (son rapport au travail, sa personnalité, etc.).

Que pensez-vous de la tendance de la detox digitale ?

Nous n’avons jamais autant chéri la déconnexion qu’à l’époque de la digitalisation massive d’une grande partie de nos activités que nous connaissons actuellement ! J’emprunte ici la remarque formulée par Nathan Jurgenson dans un article paru dans The New Inquiry (juin 2012). Comme vous l’évoquez, je crois que la detox digitale est une « tendance », proche du terme de « mode », qui comprend dans son essence une forme d’orientation, voire d’incitation des individus à adopter des comportements et des manières de voir ; ici ceux relatifs à des formes de déconnexion totale. Au-delà du noble message de préservation de la santé des individus, bien souvent des stratégies marketing sont à l’œuvre (pause Kit-Kat « sans WiFi gratuit », coffrets Smartbox, etc.). Cette tendance, largement colportée par les théories qui se font la critique de l’ « hypermodernité », accorde à la déconnexion une fonction salvatrice : c’est en se désintoxiquant du digital que l’on pourrait apprécier de nouveau la « vraie vie », retrouvant un « vrai rapport au monde » et les « vraies valeurs » de notre condition humaine. Comme si toute action numérique était désincarnée de la réalité ! C’est ce raccourci qui constituerait, d’après moi, une dérive de cette tendance de la detox digitale

Car la connexion n’est pas le contraire de la déconnexion…

Nous remercions Cindy Felio d’avoir pris le temps de répondre à nos questions !

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